CHAPITRE DOUZE
Michelle Henke s’adossa dans son siège confortable auprès de Gervais Archer tandis que sa pinasse se séparait du hangar d’appontement numéro un du HMS Artémis, roulait sous l’effet de gyrostats et réacteurs de manœuvre, pointait le nez vers la planète Manticore puis branchait les réacteurs principaux. Elle n’avait d’autre choix que cette propulsion puisque l’Artémis était toujours relié à la HMSS Héphaïstos par une complexe tapisserie de tubes à transport de personnel et de matériel, et que les règles de vol en vigueur interdisaient aux véhicules en partance, même petits, l’usage des impulseurs en deçà de cinq cents kilomètres de la station spatiale – ce qui représentait bien des fois le périmètre de menace des bandes gravitiques de la pinasse, mais nul n’était enclin à prendre des risques avec le premier centre industriel orbital du Royaume stellaire. En ce qui concernait les vaisseaux grands ou petits à l’arrivée, cette distance de sécurité devenait d’ailleurs de dix mille kilomètres.
Michelle se rappelait l’époque où Héphaïstos ne mesurait qu’à peine plus de vingt kilomètres de long, mais cette époque-là était loin. L’agglomération inélégante de plateformes à marchandises, de locaux destinés au personnel, de lourds modules de fabrication et de chantiers spatiaux associés, tous collés à l’épine centrale de la station, s’étendait à présent sur plus de cent dix kilomètres le long de son axe principal. Plus de sept cent cinquante mille personnes y vivaient et y travaillaient – sans compter les équipages de vaisseaux et autres occupants provisoires – et son activité frénétique devait être observée pour être crue. Vulcain, en orbite autour de Sphinx, était presque aussi grande et tout aussi bouillonnante. Weyland, la plus petite station spatiale du Royaume stellaire, orbitait autour de Gryphon et était en fait la plus industrieuse des trois, compte tenu de l’intense activité de recherche et de développement hautement confidentiels qu’elle abritait.
Ces trois stations représentaient le cœur et l’âme industriels du système binaire de Manticore. Les vaisseaux d’extraction de ressources exploitant les ceintures d’astéroïdes, ainsi que les fonderies et raffineries en espace profond chargées de les transformer, étaient éparpillés dans le vaste volume du système, mais les stations spatiales abritaient les lignes de production, les centres de fabrication et le personnel hautement qualifié qui les faisaient fonctionner. La seule idée de ce que des bandes gravitiques actives pourraient infliger à un tel assemblage suffisait à donner des cauchemars. Michelle n’appréciait guère de voir son vol allongé par les restrictions légales mais elle ne s’en plaignait pas et elle entretenait assez peu de sympathie pour ceux qui s’en plaignaient.
Car il y en avait, bien sûr. Il y en avait toujours, dont certains qui portaient le même uniforme qu’elle et auraient vraiment dû comprendre la raison de ces restrictions. La plupart étaient toutefois des civils, et elle avait entendu plus d’un cadre de haut niveau déblatérer sur les règles d’approche d’Héphaïstos et les règles d’approche planétaire en général.
Bande d’idiots, songea-t-elle en regardant par la baie d’observation, tandis que les réacteurs à fusion de la navette la poussaient vers Manticore au rythme régulier (quoique poussif) de neuf gravités. Il ne faudrait qu’un malade mental comme un des fanatiques masadiens qui ont attaqué Ruth en Erewhon pour amener une pinasse avec un impulseur actif à portée d’éperonnage de la station ! En outre, se dit-elle encore en jetant un bref coup d’œil au jeune lieutenant assis près d’elle, tant que nous n’aurons pas compris comment diable Havre a pu contrôler Tim Meares, nous ne serons pas sûrs que la même mésaventure ne pourrait pas arriver à un pilote de navette. Le pauvre connard aux commandes n’aurait donc même pas besoin d’être volontaire. Bon Dieu ! Il ne se rendrait sans doute même pas compte de ce qu’il fait avant qu’il ne soit trop tard.
La pensée ne lui avait pas plus tôt traversé l’esprit que son œil surprit la subtile distorsion de bandes gravitiques bien plus imposantes que celle d’une pinasse. Elles étaient au moins de la taille de celles d’un supercuirassé… et elles ne se trouvaient pas à plus de deux cents kilomètres du périmètre de la station. Michelle se tendit mais se décontracta presque aussi vite lorsqu’elle vit un second vaisseau s’écarter régulièrement – et rapidement – d’Héphaïstos derrière quiconque générait ces bandes, et comprit de quoi il s’agissait.
Ma foi, toute règle a ses exceptions, se dit-elle. Mais même les remorqueurs ont reçu l’ordre d’opérer des changements opérationnels depuis que Havre a tenté d’assassiner Honor.
Les remorqueurs du service royal d’Astrocontrôle étaient seuls autorisés à s’approcher autant d’une station spatiale en impulsion. Ils étaient aussi seuls, en dehors des vaisseaux de guerre de la Flotte de Sa Majesté, à avoir le droit de prendre ou de quitter ainsi une orbite planétaire. La circulation marchande manticorienne pouvait conserver ses bandes gravitiques jusqu’à dix mille kilomètres de Manticore, Sphinx ou Gryphon, à condition d’avoir un certificat SRA valide. Même ces vaisseaux-là étaient toutefois priés de réduire leur vitesse d’approche sous un Plafond de cinquante mille km/s lorsqu’ils arrivaient à la distance de deux minutes-lumière, et aucun n’était autorisé à quitter les lieux en impulsion avant de s’être éloigné d’au moins dix mille kilomètres de son orbite de garage. Les vaisseaux marchands d’autres nationalités – même ceux des alliés proches tels que Grayson – n’étaient quant à eux autorisés à approcher à moins de deux minutes-lumière et demie qu’après avoir branché leurs réacteurs, et cette règle n’avait connu aucune exception depuis l’attaque contre Honor.
Ce qui nous a valu quelques échanges furieux entre le SRA et certains « réguliers » de la ligne Manticore-Grayson, songea Michelle. En majorité de la part des nôtres, d’après ce que disait l’amiral Grimm.
L’amiral Stephania Grimm, l’actuel commandant du SRA du nœud, sortait de la Spatiale et son frère cadet avait servi avec Michelle Henke à bord d’un cuirassé, le Persée, il y avait bien trop longtemps. Toutes les deux s’étaient rencontrées au cours d’un dîner, trois ou quatre semaines après la libération de Michelle, et – inévitablement – s’étaient retrouvées dans un coin à parler boutique.
Grimm n’était pas, et de loin, contrainte de supporter autant de conneries que le Contrôle de la circulation planétaire, mais elle avait en revanche bien plus de passage à gérer. En fait, en une nation stellaire dont l’incroyable richesse se fondait autant sur sa flotte marchande, fort peu de vaisseaux hypercapables s’approchaient de Manticore ou de Sphinx, même dans des conditions normales. Il était bien plus logique, pour les cargos à l’arrivée ou au départ, de profiter des entrepôts et plateformes de service associés au nœud. Même les vaisseaux qui n’empruntaient pas le nœud lui-même – il y en avait un certain nombre, en partance pour des destinations plus proches – gagnaient énormément de temps et d’argent grâce à ces établissements, sans aucun doute les plus vastes, performants et compétents de la Galaxie. Les appareils et navettes de transport qui reliaient le nœud et les planètes du système étaient beaucoup plus petits que les léviathans voyageant entre les étoiles et constituaient un moyen bien plus efficace de faire accomplir à la plupart des cargaisons la dernière étape de leur voyage.
C’étaient ces transporteurs qui, selon Grimm, se plaignaient avec le plus de véhémence des nouvelles règles du SRA. Avant d’être autorisés à s’approcher d’une planète, un pilote de navette ou, à plus forte raison, les astrogateurs et timoniers des plus gros cargos sur courte distance devaient obtenir des certificats et subir des contrôles d’antécédents ainsi que des évaluations physiques et mentales de routine, le tout devant en outre rester à jour. Compte tenu de tout cela, certains se vexaient qu’on ne semblât plus leur faire confiance pour réaliser ces approches en impulsion. Et certains armateurs n’appréciaient nullement la nouvelle réglementation « selon laquelle deux pilotes d’approche planétaire certifiés devaient être présents sur la passerelle à tout moment, ce qui augmentait les frais.
Ma foi, ça ne me dérange pas, dit Michelle. Je crois que, parfois, ils oublient à quel point un vaisseau à impulseur est dangereux. Peut-être parce qu’ils passent tellement de temps dans l’espace que, pour eux, c’est une pure routine, mais ils devraient se rappeler que même un vaisseau assez petit pourrait se changer en tueur de dinosaures venu de l’Enfer s’il le voulait réellement.
Elle frissonna intérieurement à l’idée de ce qu’un simple cargo de cent mille tonnes pourrait provoquer s’il frappait, disons, Manticore à vingt ou trente mille kilomètres par seconde. Une explosion de dix tératonnes réduirait plus ou moins à néant la valeur de l’immobilier local. Michelle n’était pas historienne, pas autant qu’Honor, mais l’amiral Grimm, qui avait vu toutes les analyses et recommandations du SRA, lui avait dit que pareil impact aurait environ seize fois la puissance destructrice du météorite censé avoir provoqué l’extinction des dinosaures de la Vieille Terre. Puisque le danger représenté par son vaisseau était enfoncé dans la tête de tout pilote d’approche planétaire certifié SRA dès le premier jour de sa formation, les imbéciles qui se plaignaient auraient dû comprendre pourquoi les nouvelles règles « y compris celle des « deux hommes » – étaient en vigueur.
Particulièrement après ce qui était arrivé à Tim Meares.
J’aimerais qu’on en sache plus – bon Dieu, j’aimerais qu’on sache tout – sur la manière dont ils sont arrivés jusqu’à lui. Et pas seulement parce que je l’aimais beaucoup, songea Michelle – nullement pour la première fois – en jetant un nouveau coup d’œil au jeune homme assis près d’elle et en se rappelant l’énergie juvénile et les promesses de l’officier d’ordonnance assassiné d’Honor. Et j’aimerais aussi savoir si la même « programmation » aurait pu lui faire faire autre chose… par exemple jeter une pinasse au centre-ville d’Arrivée à quelques milliers de km/s. Jusqu’à ce que nous ayons la réponse à ces deux questions, je ne crois pas que quiconque doive prendre ou quitter l’orbite de Manticore en impulsion. À part les vaisseaux de la Spatiale et les remorqueurs, bien sûr.
Il n’y avait jamais eu assez de remorqueurs, et la situation était encore pire à présent.
Traditionnellement, trois remorqueurs prêts à l’emploi étaient assignés à chacune des stations spatiales de Manticore. En fait, il y en avait sept – assez pour que trois restent continuellement en service, trois autres en réserve et le dernier en réparation ou révision. Malgré l’usure imposée, leurs noyaux d’impulseur étaient toujours chauds, prêts à entrer en service instantanément. En dépit de leur assez petite taille, ces vaisseaux disposaient d’impulseurs extrêmement puissants, ainsi que de gargantuesques rayons tracteurs, si bien qu’un seul d’entre eux pouvait aisément, au besoin, traîner la masse inerte de deux, voire trois supercuirassés. Et, si leurs noyaux étaient chauds en permanence, c’était que, parmi leurs responsabilités, figurait la garde des stations spatiales. Même sans contrôle ésotérique des esprits susceptible de causer une collision délibérée, la possibilité d’une collision accidentelle existait quand les appareils manœuvraient aux réacteurs pour s’amarrer à la station. Chaque fois qu’un vaisseau approchait ou s’éloignait d’Héphaïstos, de Vulcain ou de Weyland, un des remorqueurs se tenait prêt à intervenir. Tous étaient en outre susceptibles de bondir sur le moindre débris spatial.
Seuls les commandants et timoniers les plus expérimentés se voyaient confier les remorqueurs du SRA, et ils appliquaient toujours la règle des « deux hommes » pour des raisons que l’amiral Henke jugeait évidentes. Ces derniers temps, compte tenu de toutes les restrictions supplémentaires, la demande pour leurs services avait toutefois grimpé de manière astronomique.
Michelle eut une moue intérieure en remarquant le jeu de mots qu’elle venait de s’infliger, mais cela n’invalidait pas sa pensée. D’après Grimm, ses homologues du Contrôle planétaire auraient eu besoin d’au moins une fois et demie le nombre de remorqueurs dont ils disposaient. La bonne nouvelle était que la construction accélérée de vaisseaux de guerre n’empêchait pas celle de quelques auxiliaires d’importance vitale : huit nouveaux remorqueurs seraient mis en service durant les deux mois T suivants. La mauvaise était qu’en dépit de ces unités nouvelles le nombre de vaisseaux devant bientôt quitter les chantiers dispersés aux abords de Manticore rendrait encore plus crucial le besoin d’autres remorqueurs.
Par bonheur, je ne serai pas ici à ce moment-là. Mais j’aimerais vraiment qu’on comprenne comment les Havriens sont arrivés jusqu’à Tim.
« Vingt minutes avant de nous poser, milady, l’informa le mécanicien navigant, et elle leva les yeux.
— Merci, second maître », fit-elle en hochant la tête.
« Amiral du Pic-d’Or ! »
L’amiral Sonja Hemphill tendit la main en souriant quand Michelle et Gervais Archer furent introduits dans la salle de conférence de l’Amirauté. Hemphill – qui avait réussi, songea Michelle avec aigreur, à éviter de se faire appeler « amiral du Bas-Delhi » malgré sa succession à la baronnie du même nom – était le Quatrième Lord de la Spatiale de la Flotte royale manticorienne.
Certains, sa visiteuse parmi eux, avaient été abasourdis (doux euphémisme) quand le Premier Lord de l’Amirauté, Hamish Alexander-Harrington (à l’époque Hamish Alexander tout court) avait choisi Hemphill pour son poste du moment. Tous les deux avaient été d’amers adversaires pendant des dizaines d’années. Le comte de Havre-Blanc était alors le champion et le chef de l’école « historique » estimant que le progrès technologique ne pouvait que modifier les valeurs relatives des réalités tactiques et stratégiques, elles-mêmes constantes. Cela étant, le véritable art de la stratégie et du commandement spatial était de comprendre la nature de ces réalités, afin de les appliquer le mieux possible à l’aide des outils disponibles, non de chercher un gadget magique qui les ferait disparaître.
Hemphill, en revanche, quoique dotée de notablement moins d’ancienneté que Havre-Blanc, dirigeait la « jeune école », affirmant que le plateau – ou plutôt la « stagnation », comme préféraient dire ses membres – de la technologie militaire depuis deux siècles avait mené à une stagnation identique de la pensée stratégique et tactique. La solution, en ce qui les concernait, était de suivre la voie ouverte (plus ou moins) par l’introduction des têtes laser et de briser la stagnation matérielle, restructurant ainsi complètement stratégie et tactique. Voire rendant sans objet leurs aspects conventionnels.
La lutte fratricide entre les tenants des deux écoles avait été… vigoureuse. Elle était aussi devenue, à l’occasion, terriblement personnelle, manquant peut-être un tout petit peu de correction professionnelle. En sachant que la survie du Royaume stellaire reposait sans doute sur la résolution la meilleure de cette controverse, il n’était pas surprenant que les esprits se fussent enflammés, supposait Michelle. Le caractère de Havre-Blanc était célèbre dans toute la Flotte avant même cette querelle, et Hemphill n’était pas non plus tout à fait une fragile violette : quoique les Alexander et les Hemphill eussent fréquenté depuis des générations les mêmes cercles sociaux, il y avait donc eu une époque où les maîtresses de maison d’Arrivée prenaient grand soin de ne pas les inviter aux mêmes réceptions.
Au bout du compte, ils s’étaient tous les deux révélés avoir raison… et tort. La quasi-obsession d’Hemphill pour les nouveautés en matière d’armement ou de systèmes de commande et de contrôle avait pu laisser à certaines personnes l’impression d’avoir été « renversées par un camion sans être physiquement blessées », comme l’avait dit un de ses contemporains, mais elle avait aussi directement mené aux coms supraluminiques, aux capsules lance-missiles, aux nouveaux BAL, aux Cavaliers fantômes et, enfin, aux missiles à propulsion multiple et aux super-cuirassés porte-capsules. Malgré l’énorme augmentation du pouvoir destructeur représentée par ces nouveaux systèmes, les contraintes stratégiques et tactiques qu’affrontaient les commandants n’avaient pas disparu par magie. L’école historique avait cependant dû admettre que la nouvelle technologie en avait fondamentalement transformé les paramètres, au point de créer un tout nouveau paradigme tactique.
Et il semblait bien qu’en chemin Havre-Blanc et Hemphill eussent appris à se tolérer l’un l’autre. Ou, au moins, à reconnaître que chacun avait des contributions primordiales à apporter.
Et il ne nuit sans doute pas qu’Hamish soit Premier Lord et non Premier Lord de la Spatiale, songea Michelle en prenant la main tendue d’Hemphill. Ces temps-ci, il est la tête politique de l’Amirauté. Je sais qu’il déteste ça, qu’il se sent hors de son élément – voire dépassé –, mais cela signifie que tous les deux ont beaucoup moins d’occasions de se bouffer le nez. Cela dit, l’idée de la placer à la tête d’ArmNav était de lui, non de Tom Caparelli ou de Pat Givens, donc il est vraiment possible qu’il s’adoucisse sous l’influence d’Honor. Je suppose qu’il s’est produit des événements plus improbables quelque part dans la Galaxie. Peut-être.
« Contente que vous ayez pu venir, continua Hemphill en escortant Michelle jusqu’au fauteuil qui l’attendait à la table de conférence. J’avais peur que vous n’ayez pas le temps, compte tenu de votre date de déploiement. »
Archer les suivit, chargé de la petite mallette qui contenait son mini-ordinateur. Michelle n’avait pas été peu surprise quand ni le capitaine de frégate Hennessy, le chef d’état-major d’Hemphill, ni le garde personnel de cette dernière ne s’étaient opposés à la présence de la machine. Une des responsabilités d’un officier d’ordonnance était d’enregistrer et d’annoter les réunions, les conférences et le calendrier de son amiral, mais le sujet de cette réunion-là était si confidentiel que Michelle avait à moitié suppose qu’on ne lui permettrait même pas d’en parler toute seule, encore moins de prendre des notes.
Apparemment, elle s’était trompée.
« Je me réjouis aussi d’en avoir eu le temps, madame, répondit-elle avec un léger sourire. Heureusement, je dispose d’un état-major tout à fait correct : j’ai donc pu prendre quelques heures ici et là au lieu de régler personnellement tous les problèmes de l’escadre. À présent, mes subordonnés assomment eux-mêmes la plupart des hexapumas à mesure qu’ils sortent des broussailles. »
Hemphill sourit à son tour, lui fit signe de s’asseoir puis prit place dans son propre fauteuil, à la tête de la table de conférence. Le lieutenant Archer attendit que les deux officiers généraux fussent assis pour prendre lui-même un siège. La patronne d’ArmNav ne frémit pas lorsqu’il sortit le mini-ordinateur de sa mallette et le configura en mode enregistrement.
« Contente de l’entendre, dit-elle, sans même jeter un coup d’œil à Archer. J’ai cru comprendre que Bill Edwards travaille désormais avec vous.
— En effet. » Michelle hocha la tête. « L’amiral Cortez m’a affirmé que j’avais de la chance de l’avoir, et j’en suis arrivée à la conclusion que – comme toujours – l’amiral avait raison.
— Tant mieux ! » Le sourire d’Hemphill se fit bien plus large. Elle s’adossa dans son fauteuil et le fit pivoter légèrement pour faire face à sa visiteuse par-dessus la table ronde. « Bill est doué, dit-elle, très doué. J’aurais vraiment aimé le garder mais je n’ai pas pu le justifier. Ou plutôt, je n’ai pas pu justifier de lui faire un coup pareil. Il était avec nous depuis le grade d’enseigne de vaisseau de deuxième classe – à l’origine en tant qu’officier d’ordonnance du vice-amiral Adcock – et il aurait dû être muté depuis longtemps. En fait, il lui faut à présent un déploiement à bord d’un vaisseau dans son fichier 210 s’il ne veut pas être coincé au sol éternellement. Par ailleurs, je sais à quel point il en avait envie depuis des années, même s’il n’a pas passé son temps à se plaindre. Et puis, comme je le disais, il a toujours accompli avec beaucoup de compétence toutes les tâches qu’on a exigées de lui.
— C’est aussi l’impression qu’il m’a faite », acquiesça Michelle, qui observait toutefois l’expression d’Hemphill avec plus d’attention. Les trois derniers jours trépidants semblaient avoir confirmé son inquiétude initiale qu’Edwards fût davantage un technicien qu’un combattant. Dans un sens, cela ne posait pas de problème : le département des communications avait bien moins de chances que d’autres de devoir prendre des décisions tactiques et les remarquables compétences du jeune officier dans les domaines du matériel et de l’administration ne faisaient aucun doute. Toutefois, elle continuait d’entretenir quelques inquiétudes.
« Je me dis parfois que Bill aurait été plus heureux dans la voie tactique, continua Hemphill, à la surprise relative de son interlocutrice, qui venait de penser le contraire. Je crois qu’il aurait pu s’y révéler très bon. Le problème étant qu’il n’est pas seulement très bon mais tout à fait exceptionnel en matière de développement. Il n’est en aucun cas aussi versé en théorie pure que certains de mes subordonnés, et je ne crois pas qu’il se serait jamais senti à l’aise dans la recherche. Mais en développement, il possède un talent incroyable pour reconnaître les applications possibles des découvertes et adopter ce qu’il appelle le « point de vue du tireur » sur ce que nous devons faire. Par ailleurs, il est très impliqué dans le sujet que nous allons aborder aujourd’hui. » Son expression se fit soudain ironique. « Ce qui explique sans aucun doute pourquoi on l’envoie dans la direction opposée à celle du terrain où les nouveaux systèmes seront sûrement utilisés !
— Je ne savais pas qu’il était directement impliqué dans le développement d’Apollon, dit Michelle. Il n’a même pas tiqué lorsqu’il m’est arrivé de passer un peu trop près d’en parler au reste de l’état-major.
— Ça ne m’étonne pas. Une de ses qualités est de savoir tenir sa langue.
— Je viens de m’en rendre compte, madame.
— Bon. » Hemphill haussa les épaules. « Je sais que Bill n’a pas l’air d’un guerrier classique, amiral. Pas tant qu’on ne le connaît pas, en tout cas. Et, comme je le disais, il sait tenir sa langue, si bien qu’il ne va pas astiquer son image en lâchant des remarques sur tous les exploits qu’il a accomplis pour le compte des services tactiques de la Hotte pendant qu’il travaillait à ArmNav. Toutefois, il a bel et bien réalisé quelques travaux de grande qualité pendant qu’il était ici, raison pour laquelle je prends sur moi de vous en parler. Je suis sûre qu’il serait ennuyé de s’apercevoir que je l’ai fait mais, ma foi… »
Elle laissa mourir sa voix sur un nouveau haussement d’épaules et Michelle hocha la tête. Autant qu’elle pût détester le jeu du favoritisme, elle n’avait aucun problème avec ce que venait de dire Hemphill. S’assurer que l’amiral dont il dépendait désormais connût votre haute opinion d’un subordonné qui vous avait bien servi était à des secondes-lumière des échanges de faveurs égoïstes ayant causé tant de tort à la FRM d’avant-guerre.
« Je ne lui parlerai pas de cette conversation, madame, assura-t-elle. En revanche, je suis contente que nous l’ayons eue.
— Parfait, conclut Hemphill, avant de se secouer légèrement, comme pour changer de vitesse mentale. Dites-moi, amiral du Pic-d’Or, que savez-vous pour l’instant d’Apollon ?
— Très peu de chose, en fait. En tant que commandant d’escadre de la duchesse Harrington, j’ai été briefée – de manière très générale – sur ce que cherchaient à réaliser les services techniques, mais c’est à peu près tout. Juste assez pour me faire craindre de laisser échapper quelque chose lorsque j’étais… l’invitée des Havriens, pourrait-on dire. »
Son hôtesse renifla devant ce ton ironique.
« J’imagine que j’aurais eu les mêmes inquiétudes à votre place, dit-elle. D’un autre côté, quand nous en aurons terminé, vous en saurez sans conteste assez pour vous inquiéter de « laisser échapper » quelque chose.
— Oh, merci beaucoup, madame, répondit Michelle – et cette fois, Hemphill éclata de rire. Mais, sérieusement, je ne suis pas du tout sûre que me briefer de manière détaillée à ce stade s’impose. Ne vous méprenez pas : je meurs de curiosité. Mais, comme le capitaine Edwards, je pars dans la direction opposée à celle du terrain où le système sera sans doute utilisé. Ai-je vraiment besoin d’en connaître les détails ?
— Excellente question. Pour être franche, j’adorerais garder cette histoire bien au chaud dans un petit placard obscur, quelque part – de préférence sous mon lit –, jusqu’à ce qu’on s’en soit servi pour de bon. Nos tests prouvent que nous avons notablement sous-estimé les implications tactiques dans nos projections d’origine, et la crainte des fuites m’a valu un certain nombre de cauchemars. Toutefois, même si ça paraît idiot, nous avons une bonne raison de vous briefer à ce sujet.
— Vraiment ? » Michelle tentait de cacher son scepticisme mais craignait de n’y guère parvenir.
« Compte tenu des possibilités offertes par le sommet entre Sa Majesté et Pritchart, il est possible que nous connaissions un cessez-le-feu, voire même un accord de paix à long terme avec Havre, reprit Hemphill. Dans ce cas, nous n’aurons pas besoin d’Apollon contre la République. Mais il est tout à fait possible que nous en ayons besoin dans le Talbot si la situation s’y détériore autant qu’elle en court le risque. Et vous, amiral du Pic-d’Or, vous êtes le commandant désigné de la Dixième Force. On pense donc, à l’Amirauté, que, si nous en arrivons à transférer dans l’amas des vaisseaux équipés d’Apollon, il serait préférable que leur commandant connaisse les capacités du système. »
Les yeux de Michelle s’étaient étrécis. Elle n’avait pas songé à cette possibilité, car il n’y avait aucun vaisseau du mur dans l’ordre de bataille prévu pour la Dixième Force. Or ses connaissances sur Apollon, certes incomplètes, lui suggéraient qu’il ne pourrait être utilisé que par des vaisseaux du mur munis de Serrures. Les Victoires et les Agamemnons étaient tous équipés ainsi mais leurs plateformes étaient bien plus petites que celles des supercuirassés, et elle avait l’impression que seuls ces derniers possédaient la capacité d’accueillir les Serrures modifiées pour le supraluminique dont avait besoin le nouveau système. Puisqu’elle ne disposait d’aucun vaisseau du mur, elle avait déduit qu’elle n’utiliserait pas Apollon. Elle hocha cependant la tête, comprenant où son interlocutrice voulait en venir.
« Je n’y avais pas songé ainsi, admit-elle. Est-ce que cette même hypothèse expliquerait pourquoi le capitaine Edwards a été mis à ma disposition ?
— Ça… n’y est pas étranger.
— Et aurai-je l’autorisation de briefer pleinement mon état-major à ce sujet ?
— Naturellement, dit fermement Hemphill. Vous devez vous familiariser avec les capacités d’Apollon et ses possibilités tactiques. Pour cela, il va falloir vous en servir, au moins dans les simulateurs, et vous ne le pourrez pas sans mettre au courant votre état-major ni, d’ailleurs, votre capitaine de pavillon et son département tactique. Et, bien sûr… (elle jeta un coup d’œil à Archer) quand un amiral et son état-major savent quelque chose, il y a de grandes chances pour que son ordonnance l’ait su en premier. »
Archer releva la tête pour lui lancer un bref coup d’œil mais elle se contenta de glousser et de secouer la tête.
« Ne vous en faites pas, lieutenant. Vous faites exactement ce que vous êtes censé faire – en supposant que ce mini-ordinateur soit aussi sécurisé que je le suppose. Et ça ne sera sûrement pas le seul enregistrement électronique concernant Apollon à bord de l’Artémis. » Elle se retourna vers Michelle. « Avant que votre escadre ne se déploie, amiral, nous téléchargerons vers le département tactique de l’Artémis les mêmes simulations qu’utilise la duchesse Harrington avec la Huitième Hotte.
— Parfait, dit Michelle sans dissimuler son soulagement. Bien sûr, d’après le peu que je sais déjà, je soupçonne qu’il sera frustrant d’effectuer les simulations sans disposer du matériel pour de bon. Je dois admettre, amiral, que vous créez de très chouettes jouets.
— On fait ce qu’on peut, milady. » Hemphill agita la main avec modestie mais son interlocutrice vit que le commentaire lui avait fait plaisir. Ce qui n’était que justice, puisque les « chouettes jouets » en question étaient l’un des principaux facteurs grâce auxquels il y avait encore une Flotte royale manticorienne et un Royaume stellaire à servir.
« Il est juste l’heure », continua la patronne d’ArmNav en consultant son chrono, avant de taper une brève commande sur la console de la table de conférence. Le visualiseur holo inclus dans la table s’anima, projetant l’image d’une dizaine d’officiers de la Spatiale sur la passerelle d’un simulateur tactique. Le capitaine de vaisseau assis dans le fauteuil de commandement leva les yeux en se rendant compte que la ligne de conférence électronique venait de s’activer.
« Bonjour, capitaine Halstead, dit Hemphill.
— Bonjour, madame.
— Voici le vice-amiral du Pic-d’Or. Nous allons ce matin lui dire tout ce qu’il y a à savoir sur Apollon.
— C’est bien ce que j’avais compris, madame, répondit l’officier avant de se tourner vers Michelle, respectueux. Bonjour, amiral.
— Capitaine, répondit l’intéressée avec un signe de tête.
— Je crois préférable de commencer par une description générale des capacités d’Apollon, reprit Hemphill. Ensuite, nous pourrons effectuer une ou deux simulations au bénéfice de l’amiral.
— Très bien, madame. » Halstead fit pivoter son fauteuil afin que son image holo fît face à Michelle. « Pour l’essentiel, amiral du Pic-d’Or, Apollon représente une nouvelle étape dans la commande et le contrôle des missiles. C’est une extension logique d’autres projets, qui marie la technologie Cavalier fantôme aux plateformes Serrure et aux MPM en utilisant la dernière génération d’émetteurs-récepteurs à impulsions gravitiques. Sa fonction est d’établir des liens de contrôle pour les MPM à des distances considérables, en temps quasi réel. À trois minutes-lumière, le délai de transmission de commande et de contrôle d’Apollon n’est que de trois secondes, et il s’avère que nous avons pu obtenir une bande passante significativement plus importante que nous ne le prévoyions il y a seulement sept mois. En fait, nous en avons assez pour reprogrammer les projectiles de guerre électronique et leur imposer de nouveaux profils d’attaque en plein vol. Nous disposons donc d’une GE et d’une sélection de cible réactives, gérées par la pleine capacité de calcul d’un vaisseau du mur, avec un circuit de contrôle plus court que les systèmes de bord tentant de les contrer. »
Michelle sentit ses yeux s’écarquiller. Au contraire de Bill Edwards, elle était bel et bien un officier tactique expérimenté, et les possibilités que semblait suggérer Halstead…
« Nos projections initiales se fondaient sur l’installation d’un nouvel émetteur-récepteur par MPM, continua Halstead. À l’origine, nous ne voyions aucune autre possibilité, et cela aurait fait de chaque missile une unité indépendante des autres, ce qui semblait offrir la plus grande flexibilité tactique et aurait permis de les lancer à l’aide des tubes MPM standard ainsi que des capsules Mark 15 et Mark 17. Malheureusement, inclure des liens indépendants dans chacun nous aurait obligés à en retirer un étage de propulsion complet pour des raisons de place. Ç’aurait tout de même été valable, compte tenu de la précision et de la capacité de pénétration accrues qu’on prévoyait, mais le sentiment de l’équipe de développement était qu’on renoncerait à trop de performances en matière de portée.
— Il s’agit d’une des suggestions de Bill, amiral, intervint doucement Hemphill.
— Une fois que nous avons cherché le moyen de régler cette objection-là, continua Halstead, il est devenu clair que notre seul choix était soit d’ôter l’étage de propulsion, comme prévu à l’origine, soit d’ajouter un missile dédié, dont l’unique fonction serait de fournir le lien supraluminique entre les projectiles et le vaisseau qui les lance. Cela présentait plusieurs inconvénients potentiels mais permettait de conserver la pleine portée des MPM tout en exigeant très peu de modifications des Mark 23. En outre, à la surprise de plusieurs membres de l’équipe, utiliser un missile de contrôle dédié augmentait considérablement la flexibilité tactique. Cela permettait d’insérer des émetteurs-récepteurs plus performants – et d’une portée supérieure – ainsi qu’un noyau de traitement de données et d’IA plus performant. Les Mark 23 sont asservis au projectile de contrôle – le véritable Apollon – grâce à leurs systèmes luminiques standard, reconfigurés pour un maximum de bande passante plutôt que de sensibilité, et l’IA interne de l’Apollon gère ses missiles d’attaque tout en collectant et en analysant simultanément les données provenant de leurs capteurs intégrés. Il les transmet ensuite au vaisseau tireur, ce qui donne au département tactique de ce dernier une vue en gros plan et en temps réel de l’environnement tactique.
» Cela fonctionne de la même manière dans l’autre sens. Le vaisseau tireur, en fonction des données qu’il reçoit, informe l’Apollon de ce qu’il doit faire, et l’IA intégrée ordonne à ses Mark 23 d’obtempérer. C’est la véritable raison pour laquelle notre bande passante effective a augmenté de manière consistante : nous ne cherchons pas à gérer individuellement des centaines, voire des milliers de missiles. Au lieu de cela, nous nous fions à un réseau dispersé de nœuds de contrôle, chacun bien plus capable de réfléchir tout seul que ne l’ont été tous les missiles du passé. En fait, si nous perdons le lien supraluminique pour une raison quelconque, l’Apollon passe en mode autonome, en se fondant sur les profils d’attaque chargés en lui avant le lancement et les ordres reçus les plus récents. Il est tout à fait capable de générer des commandes de pénétration et de ciblage entièrement nouvelles. Elles ne vaudront pas celles que lui transmettrait le département tactique d’un vaisseau du mur si le lien fonctionnait encore, mais, même s’il opère seul, nous estimons que ses performances s’accroissent d’environ quarante-deux pour cent, à distance extrême, par rapport à tous les missiles précédents ou, d’ailleurs, à nos Mark 23 dotés de liens télémétriques purement luminiques. »
Comme Michelle hochait la tête, concentrée, Halstead toucha un bouton sur l’accoudoir de son fauteuil de commandement, faisant apparaître au-dessus de la table de conférence, entre elle et la passerelle du simulateur, les schémas de deux gros – et un très gros – missiles. Le capitaine désigna l’un d’eux à l’aide d’un curseur clignotant.
« L’Apollon lui-même est d’une conception à peu près entièrement nouvelle mais, comme vous le voyez, les seules modifications apportées au Mark 23 sont assez mineures et pourraient être incorporées sans diminution des taux de production. »
Le curseur se posa sur le plus gros des missiles.
« Voici la variante destinée à la défense du système, provisoirement appelée Mark 23— D, bien qu’elle doive sans doute finir par être désignée sous le nom de Mark 25. C’est pour l’essentiel un Mark 23 allongé pour accueillir à la fois un quatrième impulseur et des barreaux amplificateurs plus longs, avec une focalisation gravifique améliorée pour augmenter encore le rendement des lasers. Ce sont les seuls composants nouveaux, donc la production ne devrait pas constituer un problème, quoique le système pour vaisseau ait pour le moment la priorité. »
Le curseur passa au troisième missile.
« En ce qui concerne l’Apollon lui-même – nous désignons officiellement la version pour vaisseau sous le nom de Mark 23— E, pour tenter de convaincre quiconque en entendant parler qu’il s’agit d’une simple amélioration de missile d’attaque –, la situation est un peu plus complexe. Comme je le disais, il s’agit d’une conception entièrement nouvelle, et nous allons provoquer quelques engorgements en lançant sa production massive. La variante pour la défense du système – le Mark 23— F – est aussi d’une conception toute récente. En dehors des propulseurs et des vases à fusion, nous avons dû commencer dans les deux cas par une feuille blanche, et nous avons rencontré quelques problèmes pour mettre au point les nouveaux émetteurs-récepteurs. Nous y sommes parvenus mais la production démarre tout juste. Le 23— F est à la traîne du 23— E, surtout parce que nous avons gonflé la sensibilité de l’émetteur-récepteur, en prévision de distances d’engagement plus longues, ce qui a augmenté plus que prévu les exigences volumiques, mais même le premier modèle sort des chaînes de production plus lentement que nous ne l’aimerions. Ajoutez à ça le besoin de convertir les plateformes de contrôle Serrure au standard Serrure-Deux, et vous comprendrez que cette technologie n’équipera pas toute la flotte dès demain. D’un autre côté… »